Qu'est-ce que le shi'isme?

Dr. Shahrokh Vaziri

 

 

Le shi'isme (de shi’a, adepte authentique, courant) se distingue du sunnisme (de Sunna traditions; les Sunnites forment la grande majorité des musulmans) essentiellement par des divergences sur la succession du Prophète Mohammed.

Il existe dans l'Islam, deux procédés pour résoudre la question de la succession à la direction de la communauté : soit le testament, soit le « Béiât » (il s'agit d'une sorte d’adhésion, sans votation).

Or, d'après quelques hadiths, selon les shi’ites, le prophète aurait désigné de son vivant, le jour de Ghadir, Ali, son cousin et son gendre, comme son successeur, car Ali et ses partisans, furent les premiers convertis à l'Islam et les premiers compagnons du prophète. Toutefois, après la mort de Mohammed, Abou Bakr se mit à la tête de la communauté au moyen du « Béjât », arguant le fait de son appartenance à la tribu du prophète. Avec Abou Bakr débuta le cycle des califats. Après lui, ses successeurs Omar et Othman ont instauré un pouvoir qui, selon les shi'ites, s'éloignait de l'idéal de justice et d'égalité, prêché par le prophète. Ce fut après la mort d'Othman qu'Ali fut porté au pouvoir comme calife. Il s'efforça d'instaurer un gouvernement “islamique”, et commença à s'attaquer à l'élite constituée à l'époque d'Othman.

Au cours de cette lutte, il affronta Moàwieh, de la tribu Baniomayeh qui, à l'époque d'Othman, avait été nommé gouverneur de Syrie, et qui voulait étendre son pouvoir sur le reste de la région. Après cinq ans de règne, Ali fut assassiné en 662, et son fils Hassan fut nommé calife par les gens de Médine; celui ci dut abandonner le pouvoir après quelques mois. C'est ainsi que Moâwieh parvint à instaurer un régime islamique qui dura jusqu'à l'an 750.

La lutte des partisans (le courant) d'Ali (shiâ d'Ali) contre l'« illégimité » du pouvoir des califes constitue la base de l'opposition des shi'ites aux Sunnites. Pour les shi'ites (les légitimistes de l'Islam, selon Massignon) seul Ali est considéré comme successeur légitime du prophète. Pour les sunnites, le pouvoir religieux de Mohammad prend fin à sa mort. Selon les shi'ites, avec la mort du prophète, le cycle de la prophétie (nabowwat), considéré comme exotérique est close et s’ouvre le cycle de “velayate“ ou l’imamat qui est ésotérique. Et c'est avec Ali que commence le cycle de l'« imamat ». Le terme « imam » signifie « guide » et « celui qui est debout ». « Imamat » est dérivé d'« imam », et désigne l'institution du pouvoir des « Imams ». Le califat est une institution temporelle, tandis que l’imamat serait une institution divine. Chaque imam est à la fois Commandeur des croyants (amir-al-muminin) et le chef spirituel de la communauté. Ainsi, si le calife est un homme qui assume le pouvoir civil, l'imam participerait de l'infaillibilité du prophète et assume les pouvoirs civil et religieux.

Aux dogmes de l'Islam sunnite que sont l'unicité de Dieu-Allah, la révélation et le jugement dernier, le shi'isme ajoute non seulement l'imamat, mais encore la justice. Chacun des douze imams qui succèdent (en théorie) au prophète représente un idéal type, unissant le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel légitime et juste.

L'une des thématiques du shi’isme apparaît dans l'importance attachée à l'intellect «( Aql ») et à l'effort personnel. Le recours à l'intellect, la recherche, l'étude et la réflexion constituent également les fondements de ce shi’isme. Cependant, c'est l'imam qui est le suprême détenteur de l'intellect et qui peut interpréter les (ou initier progressivement aux) les textes du Coran et découvrir le sens mystérieux et ésotérique (« Bâten ») de ces textes qui sont des révélations divines. Ainsi, le pouvoir réel peut être là où, en apparence, il n'est pas ; la victoire peut constituer dans une défaite apparente pour une cause juste, et le martyr des imams constitue un exemple de défi aux forces “injustes”, et ouvre le chemin vers la victoire réelle.

Le shi'isme duodécimain (asna-ashari) qui est majoritaire, reconnaît une succession de douze imams sur deux siècles. Le douzième imam, Mohammed-al-Mahdi, aurait disparu (aurait été définitivement occulté en l’an 940) dès son enfance à Sâmarra (ville où il naquit). D'après la légende, l'imam Mahdi, dit imam Zamân (maître des temps), est resté vivant après son occultation, et réapparaîtrait pour faire régner la justice sur le monde. Avec l'occultation du douzième imam en l'an 940, le cycle de l'« imamat » s'est terminé, et le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel se sont provisoirement séparés. En l'absence du dernier imam, tout pouvoir, tout gouvernement ne peut être qu'”usurpateur” et “illégitime”. Durant cette longue absence, seuls les grands « Mujtaheds » (dits également « ayatollahs », c'est à dire « signes de Dieu »)*, qui seraient en communication cachée avec le douzième imam, pourraient prétendre à la justice. Et parmi les grands ayatollahs (ayatollah ozma), il y en aura un ou plusieurs qui sauront s'élever au rang de « MarjaeTaghlid » (source d'imitation, ou modèle à imiter) et dont la « fatwa » (l'avis) concernant toutes les questions religieuses et politiques devra être suivie par tous ses disciples-imitateurs ( par exemple c’est le cas l’ayatollah ozma Sistani en irak).

Cependant, la source d'imitation n'est pas élue, mais reconnue par la communauté et par des «Mujtaheds» selon une procédure consensuelle qui évite de faire apparaître une majorité et une minorité. Dans le cas ou un consensus ne se réaliserait pas sur le choix d'une seule personne, il pourrait exister plusieurs sources ou modèles d'imitation. Certains intellectuels shi'ites (aujourd'hui comme dans le passé) considèrent que l'« imitation » est la cause de l'aliénation du fidèle puisque si celui ci « imite » un modèle ou une « source », c'est qu'il est lui même ignorant, et qu'il aliène son indépendance d'esprit. Ainsi, disent ces intellectuels, les gens du peuple s'habituent à suivre le chef ou le modèle, sans savoir et sans se demander pourquoi.

Le « clergé » shi'ite est hiérarchisé et comporte des échelons comme le simple mollah, l’hojatolislam, l’ayatollah et l’ayatollah ozma. Il détient le pouvoir spirituel de la communauté et considère tout pouvoir politique comme “usurpé” et “injuste”. Mais en attendant la réapparition du douzième iman, le pouvoir spirituel peut trouver un compromis avec le pouvoir temporel : le pouvoir politique ou le gouvernement le moins mauvais serait celui qui est toléré par le  « clergé ».

Cette tradition est expliquée par Aubin qui écrit : «Quelques tentatives infructueuses exaspérèrent les khalifes contre la menace inconsciente des imams; le principe usurpateur voulut écarter le fantôme de la légitimité, si bien que la descendance du prophète paya de son sang l'orgueil de sa naissance. Ali fut assassiné à Koufa ; le paisible Hassan, empoisonné par sa femme, à l'instigation des Ommiades; Hossein, le second fils d'Ali périt avec tous les siens sur le champ de bataille de Kerbela. De ses quatre fils, un seul survécut, pour assurer la descendance des Seyyeds Hosseinis, Zein-el?-Abédin, dit Bimar, « le maladif ». Lui aussi mourut empoisonné, ainsi que son fils Mohammed Baghir et son petit fils Djafar Sadik ; leur fatale destinée s'accomplit à Médine. Pour mieux surveiller les Alides, les Abbassides appelèrent à Bagdad Mousa Kazem, le septième imam ; le poison mit un terme à son emprisonnement de sept années. Le Khalife El Mansour eut un instant l'idée de rétablir l'unité de l'Islam par la fusion des deux familles; il donna sa fille à l'imam Reza, en le désignant par avance comme héritier du Khalifat; mais il revint sur ce projet et fit empoisonner son gendre dans le Khorassan. Le neuvième imam, Mohammed Taghi fut empoisonné à Bagdad; le dixième Ali Naghi, jeté à bas d'un toit; le onzième, Hassan Askéri, mourut empoisonné à Samarra» (Aubin, 1908, pp. 151-152).

Il faudrait ajouter à cette liste Zéid, le frère du cinquième imam, qui tenta d'organiser un soulèvement à Koufa, et fut pendu et brûlé, et Ismaël, l'un des fils d'imam Djafar, qui donna naissance à la secte des Ismaëliens, qui se rendit célèbre par la lutte qu'elle mena dans les montagnes de l'« Alborz », et qui engendra également les fameux « Assassins », dirigés par Hassan Sabbah.

Janvier 2007.

(*) Le texte du Coran est un « ayat » (signe). Les « ayats , sont des phénomènes qui existent de façon absolue, soit matériellement (vie, nature), soit spirituellement (le Coran).

Références :

AUBIN, Eugène: La Perse d'aujourd'hui, Paris, A. Colin, 1908.

Allàmah M.H. Tàbatabà'i, Shi'ite Islam, London, Georg Allen & Unwin Ltd., 1975.

BERARD, Victor: Révolutions de la Perse, Paris, A. Colin, 1910.

CHARIATI, Ali : Islamologie, Téhéran, 1978, réédition (en persan).

CORBIN, Henri: Imamologie et philosophie, in: Le shi’isme imamite, Colloque de Strasbourg, 6?]9 mai 1968, Paris, PUF, 1970.

GARDET, Louis: Les hommes de l'Islam, Paris, Hachette, 1977.

MASSE, Henri: Croyances et coutumes persanes, Paris, Maisonneuve, 1938 (tome 1).

MASSIGNON, Louis: Parole donnée, Paris, 10?]18, 1970.

Agha Khan : Mémoires, Fondation jean Monnet, Lausanne, 1988.

Dictionnaire de l’Islam, Universalis et Albin Michel, Paris, 1997.